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Des sociétés avec ou sans lien capitalistique et ayant, ou non, des actionnaires communs peuvent-elles s'octroyer des prêts ?
Des prêts entre sociétés peuvent ne pas contrevenir au monopole des établissements de crédit et sociétés de financement si ceux-ci consistent en des opérations ponctuelles et qu’il n’existe pas d’opérations régulières de trésorerie entre ces sociétés. En outre, ces conventions de prêt ne peuvent pas être qualifiées de conventions portant sur des opérations courantes et conclues à des conditions normales mais l’application de la procédure des conventions réglementées nécessite le respect des conditions propres à cette procédure. Enfin, le CAC doit analyser si les éléments constitutifs du délit d’abus de biens sociaux sont réunis et en tirer, le cas échéant, les conséquences au regard de son obligation de révélation des faits délictueux.
Prêts isolés de trésorerie entre des sociétés ayant, ou non, des liens capitalistiques - Dans l'exemple soumis à la Commission des études juridiques de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC), un groupe familial est composé d’une holding (SAS H1) et de trois filiales (SARL A, SAS B et SARL C). Ces filiales sont détenues majoritairement par la holding et, pour le reste, par les enfants du fondateur. La holding, quant à elle, est détenue par le fondateur et sa famille. Des membres de la famille dirigent chacune des sociétés.
Ce groupe détient un autre groupe composé d’une holding (H2) et d’une filiale (SARL SF2) détenue à 99 % par H2 et 1 % par H1. La filiale SF2 détient 100 % de la SAS Y. Les dirigeants sont, là aussi, des membres du groupe familial. Une autre filiale (X) a été cédée par H2 à ses cadres dirigeants avec un crédit vendeur de 500 K€. Par ailleurs, la SARL A détient une créance client de 450 K€ sur la SAS Y.
La SARL A, qui appartient au premier groupe, possède une trésorerie excédentaire et a consenti, en septembre N, un prêt de 500 K€ à la holding H2 du second groupe au taux de 1,5 % par an. Ce prêt se terminant en septembre N+4 serait garanti par le remboursement à H2 du crédit vendeur résultant de la vente de la filiale X tel qu'évoqué ci-dessus.
La SARL A a aussi consenti, en mars N+1, à la SAS Y un prêt de 500 K€ au taux de 2 % sur cinq ans, par un virement financier de 50 K€ et la transformation de la créance client de 450 K€ qu’elle détenait sur la SAS Y.
Problématique soumise à la Commission des études juridiques de la CNCC - Dans ce cas d'espèce, quelle qualification juridique revêtent des opérations de prêts entre des sociétés n’appartenant pas au même groupe mais ayant des actionnaires communs ?
Prêts inter-entreprises au regard du droit bancaire qui institue le monopole des établissements de crédit
Dispositions législatives et réglementaires
La Commission des études juridiques rappelle qu'il est interdit à toute personne autre qu'un établissement de crédit ou une société de financement d'effectuer des opérations de crédit à titre habituel (c. mon. et fin. art. L. 511-5). Par exception, cette interdiction ne s'applique pas :
-aux sociétés commerciales dont les comptes du dernier exercice clos ont été certifiés par un CAC ou qui ont désigné volontairement un CAC (c. com. art. L. 823-3-2) et qui consentent, à titre accessoire à leur activité principale, des prêts à moins de trois ans à des microentreprises, des petites et moyennes entreprises ou à des entreprises de taille intermédiaire (ETI) avec lesquelles elles entretiennent des liens économiques le justifiant (c. mon. et fin. art. L. 511-6, 3 bis). L'octroi d'un prêt ne peut avoir pour effet d'imposer à un partenaire commercial des délais de paiement ne respectant pas les plafonds légaux définis aux articles L. 441-10 à L. 441-13 du code de commerce. Un décret en Conseil d'État fixe les conditions et les limites dans lesquelles ces sociétés peuvent octroyer ces prêts (c. mon. fin. art. R. 511-2-1-2) ;
-aux opérations de trésorerie effectuées par une entreprise avec des sociétés ayant avec elle, directement ou indirectement, des liens de capital conférant à l'une des entreprises liées un pouvoir de contrôle effectif sur les autres (c. mon. fin. art. L 511-7, I, 3.).
Application de ces dispositions au cas d'espèce
En l'espèce, les éléments fournis ne permettent pas à la Commission de déterminer si les plafonds du 3 bis de l’article L. 511-6 du code monétaire et financier sont dépassés mais les contrats de prêt, d’une durée de quatre et cinq ans respectivement, ne respectent pas la condition de durée maximale de trois ans fixée par ledit 3 bis. L’exception prévue par cet article ne s’applique donc pas aux prêts décrits. Le décret du Conseil d'État visé au 3 bis de l'article L. 511-6 du code monétaire et financier est le décret 2016-501 du 22 avril 2016 qui fournit les conditions et les limites mentionnés dans l'article R. 511-2-1-2 du code monétaire et financier.
Par ailleurs, la Commission observe que les sociétés Y et A ne remplissent pas la condition posée par l’article L. 511-7 du code monétaire et financier (voir ci-avant) dans la mesure où aucune des deux sociétés concernées par le prêt ne détient le contrôle direct ou indirect de l’autre société. Il en est de même pour les sociétés H2 et A.
Appréciation de la notion de caractère « habituel » par la CNCC et les spécialistes du droit
Selon la doctrine constante de la CNCC, une opération de crédit isolée, à l’extérieur d’un groupe, n’est pas une opération habituelle au sens de l’article L. 511-5 du code monétaire et financier et ne relève donc pas des interdictions passibles des sanctions prévues à l’article L. 571-3 du même code (CNCC, EJ 2013-10, Bull. CNCC. n° 173, mars 2014, p. 73).
Les spécialistes du droit bancaire, quant à eux, soulignent que l'appréciation de l'habitude est délicate. En fait, la Cour de cassation laisse aux juges du fond le soin d'apprécier si le nombre d'opérations de banque accomplies caractérise l'habitude, en veillant, toutefois, à ce que la motivation soit suffisamment précise. La condition d'habitude n'est pas nécessairement remplie si plusieurs prêts ont été consentis à la même personne mais il n'est pas nécessaire non plus que les actes aient été accomplis à l'égard de personnes différentes ou que le nombre des actes soit élevé ; d'après la jurisprudence, deux actes peuvent suffire pour constituer l'habitude punissable.
Compte tenu de ces positions doctrinales et jurisprudentielles, la Commission considère que, si l’analyse des deux prêts menée par le CAC montre qu’il s’agit d’opérations ponctuelles et qu’il n’existe pas d’opérations régulières de trésorerie entre les sociétés H2 et A ou A et Y, ces opérations peuvent ne pas contrevenir au monopole des établissements de crédit. Il appartiendra au CAC de déterminer si la répétition de ces opérations n’est pas susceptible de leur donner un caractère habituel.
Prêts inter-entreprises au regard des dispositions du droit des sociétés relatives au régime des conventions réglementées - La Commission précise qu’il appartiendra au CAC de la SARL A de s’interroger sur l’application à ces prêts du régime des conventions réglementées, les sociétés A, H2 et Y ayant des actionnaires indirects communs.
Pour rappel, le gérant ou, s'il en existe un, le CAC, doit présenter à l'assemblée un rapport sur les conventions intervenues directement ou par personnes interposées entre la société et l'un de ses gérants ou associés. L'assemblée doit statuer sur ce rapport (c. com. art. L. 223-19).
Les conventions passées avec une société dont un associé indéfiniment responsable, gérant, administrateur, directeur général, membre du directoire ou membre du conseil de surveillance, est simultanément gérant ou associé de la société à responsabilité limitée sont également concernées (c. com. art. L. 223-19, 5e al.).
En revanche, les conventions portant sur des opérations courantes conclues à des conditions normales échappent à ce formalisme (c. com. art. L. 223-20).
Au cas d’espèce, la Commission estime, au regard de l’analyse menée au titre du monopole bancaire (voir ci-avant), que les conventions de prêt concernées ne peuvent pas être qualifiées de conventions portant sur des opérations courantes et conclues à des conditions normales.
Les sociétés H2 et A ont des associés en commun, tous les enfants du fondateur étant associés de H2 et trois d’entre eux étant associés de A. Toutefois, ni le gérant de A ni ses associés n’ont de fonction dans H2 qui réponde aux conditions du cinquième alinéa de l’article L. 223-19 précité (voir ci-avant).
Concernant les sociétés A et Y, il ressort des informations transmises à la Commission que le gérant de A n’est pas dirigeant de Y et que les deux sociétés n’ont pas d’associé commun.
La Commission considère donc que la procédure des conventions réglementées ne trouverait à s’appliquer qu’en cas d’interposition de personne(s). Or, celle-ci ne se présume pas. L’interposition de personne(s) n’existe que du côté du bénéficiaire de l’opération de crédit. Les dispositions légales ne prohibent pas l’interposition du côté de la société fournissant le crédit. Ainsi, dans un groupe de sociétés, l’une d’elles ne peut prêter directement à l’un de ses administrateurs, personne physique ; rien n’interdit, en revanche, à une autre société du groupe de consentir ce prêt, sous réserve de conformité à l’objet social, dès lors que le bénéficiaire n’exerce pas au sein de cette société l’une des fonctions visées par les textes. Néanmoins, l’existence d’un intérêt indirect pourrait être invoquée (étude juridique de la CNCC « Les conventions entre les entités et les personnes « intéressées » mai 2004, p. 71).
Pour la Commission, les opérations de crédit décrites ci-dessus, dès lors qu’elles seraient considérées comme ne contrevenant pas aux dispositions de l’article L. 511-5 du code monétaire et financier, ne relèvent donc pas, dans la SARL A, de la procédure des conventions réglementées.
Prêts inter-entreprises au regard des dispositions relatives au droit pénal - Le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement est sanctionné pénalement (c. com. art. L. 241-3). Cette sanction est étendue à toute personne qui, directement ou par personne interposée, aura, en fait, exercé la gestion d'une société à responsabilité limitée sous le couvert ou en lieu et place de son gérant légal (c. com. art. L. 241-9).
Le délit d’abus de biens sociaux (ABS) est, ainsi, caractérisé par trois éléments, outre l’élément intentionnel :
-un usage abusif des biens ou du crédit d’une société ;
-un usage contraire à l’intérêt social. Il est en particulier caractérisé par l’absence de contrepartie pour la société concernée ;
-dans un but personnel ou pour favoriser une entreprise dans laquelle les gérants sont directement ou indirectement intéressés.
En conclusion, la Commission considère qu’il appartiendra au CAC d’analyser, en fonction des caractéristiques du prêt et de la situation financière de la société emprunteuse en particulier, si ces trois éléments sont caractérisés et d’en tirer, le cas échéant, les conséquences au regard de son obligation de révélation des faits délictueux.
CNCC, EJ 2022-15, octobre 2023